Super !
Les paroles échangées avec les commerçants de proximité sont souvent très banales. Elles ont pourtant le mérite d’entretenir un lien social de voisinage, qui est très précieux pour les personnes seules, et même pour tout le monde, dans cette vie où la technologie ne nous permet pas encore de télécharger une baguette ou une demi-douzaine d’oeufs sur Aliexpress.
Ce matin, je me présentai chez mon boulanger du lundi – ce qui est un oxymore. Cet artisan-boulanger rebelle qui travaille donc le premier jour de la semaine traditionnellement chômé dans le métier, s’oppose ainsi aux strictes consignes de sa profession. Il fabrique des pains particulièrement savoureux, mais asymétriques, tordus, biscornus, avec une belle variété de cuissons. Il pousse la rebelle attitude jusqu’à tout faire maison, ce qui, comme vous le savez, n’est plus depuis longtemps la norme en boulangerie. Parfois, c’est même lui qui sert en boutique. Cet attachant boulanger à l’ancienne, émerge alors de son fournil, les bras chargés de pains chauds sortant du four. Souvent il est complètement hirsute, les mains et le visage partiellement enfarinés. D’un naturel timide, il a pourtant toujours une parole plaisante qui sort du champ lexical habituel de la vente. Comme si, même pour le petit mot compris dans le prix de la baguette, il choisissait le fait-maison. C’est en tous cas bien agréable.
Ce matin, j’aime imaginer que mon boulanger iconoclaste était occupé à pétrir les miches de la boulangère. Car c’est une jeune vendeuse accorte qui servait le client.
– Je voudrais une baguette tradition ou un pain, je sais pas trop…
Dans cette forêt baroque de pains bizarres que deux paniers en osier peinent à contenir, j’ai du mal à distinguer qui est quoi.
– Là, vous avez les baguettes, et là les gros pains
– Alors je vais prendre un pain s’il vous plaît
– Super ! Ca fait 2,25 € s’il vous plaît
Je donne trois pièces pour faire l’appoint
– Super ! Merci.
Au premier « super », je me suis demandé en quoi le simple choix d’un pain pouvait déclencher cette exclamation de la part de la vendeuse qui est confronté à ça toute la journée. Le second « super » est plus attendu, il traduit la satisfaction du commerçant de ne pas décaisser de petite monnaie, sa plus précieuse ressource. Mais quand même, deux « super » en 3 phrases, ça se remarque.
J’ai trouvé là plusieurs explications. La simple vue de votre serviteur a pu mettre en joie la vendeuse, ma présence aurait donc illuminé sa journée au point de la faire déborder d’un enthousiasme communicatif. Explication aussi séduisante que peu crédible.
Autre possibilité : la vendeuse est amatrice de télé-réalité, et souffre d’une pauvreté lexicale qui ne lui permet pas d’exprimer toute la palette de ses sentiments. Alors comme une ado, elle se réfugie dans le manichéisme : c’est « nul » ou c’est « super ». Triste explication, je la refuse.
Mais, je crois que l’explication la plus plausible, c’est que la jeune femme a lu des bouquins de PNL*. Et elle sait que chaque matin, en prononçant – même exagérément – le mot « super », elle programme favorablement le cerveau de ses clients, influence leur humeur, et les aide ainsi à passer une bonne journée. Ca a marché pour moi. Entre les deux « Super », j’ai rajouté un pain au chocolat et je suis ressorti du magasin de bonne humeur, le sourire aux lèvres.
On devrait plus souvent s’interroger sur le sens de nos échanges banals. Pour les bonifier, et embellir le quotidien, on pourrait même jouer à un petit jeu qui consisterait à faire parler le plus possible ses commerçants. Ce qui obligerait à sortir des conversations strictement météorologiques. L’objectif serait au début de dépasser le seuil des 50 mots, puis rapidement viser 100 ou 150 mots. Il faudrait consigner chaque conversation sur un carnet, en comptant le nombre de mots, afin d’établir un palmarès. Chaque mot vaudrait un point. Chaque mot positif prononcé, comme « Super », compterait triple. Si un autre client dans la boutique se mettait à participer, jackpot, ça doublerait le score global de la discussion.
Le jour où on sera définitivement lobotomisés par nos smartphones, on aura probablement une application basée sur ce principe, qui comptera les mots d’une conversation automatiquement… Comme FitBit le fait pour la forme physique, cette application s’occuperait de vos interactions sociales. Et comme Fitbit vous gronde quand vous n’avez pas assez marché dans la journée vous rappelant le nombre de pas minimum conseillé, votre smartphone vous ferait remarquer que vous n’avez prononcé que 28 mots avec vos commerçants, vous incitant à améliorer votre score à la prochaine occasion.
Au bout d’un moment, en recoupant les scores de tous les utilisateurs de l’application, on pourrait établir un classement mondial des clients les plus bavards, les plus avenants, les plus éloquents. Les meilleurs auraient droit à des réductions chez leurs commerçants préférés, ceux-ci rivalisant d’ingéniosité pour attirer ces clients bienfaiteurs, à la bonne humeur contagieuse qui adoucit le quotidien.
Enfin, chaque année, le concours de Meilleur Ouvrier de France mettrait en exergue une nouvelle épreuve, l’art de la conversation, qui confronterait les meilleurs artisans français avec leurs meilleurs clients. Super !
*PNL : programmation neuro-linguistique
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