Quand on allait aux cèpes tous les jours

Le 11 octobre 2019

1994 était une année à cèpes, et j’avais du temps. Pas mal de temps même. Je venais de terminer mes études d’informatique en juin, et j’attendais mon incorporation au 92ème régiment d’infanterie pour février 1995. J’avais devant moi une demi-année. Dès l’été, j’ai effectué quelques remplacements à La Poste de Neussargues au guichet. Le matin, je servais la vieille dame qui venait quotidiennement retirer 20 francs pour faire ses courses, et le soir le fabricant de parapluies – ma hantise – venait envoyer en Chronopost ses tubes en carton hors gabarit pour des destinations lointaines : Etats-Unis, Japon, Nouvelle-Zélande…
Entre mes journées de guichetier-vacataire, je programmais en C++ un logiciel destiné aux joueurs de tennis de table. Une application tout à fait révolutionnaire, et qui allait nécessairement faire date dans l’histoire de l’informatique. C’était sûr. Entre deux séances de programmation, je m’ennuyais un peu, heureusement Doom 2 allait débarquer.

Et puis l’automne est arrivé. Un samedi matin de début octobre, on est allés aux cèpes en famille. Le papi du Lac* avait un copain qui lui avait dit qu’on en trouverait sur la planèze de Chalinargues, au-dessus de la Boissonnière, dans les plantations de sapins. Il n’avait pas menti, la cueillette ce jour-là a été miraculeuse. Ce qui est bien avec les champignons, c’est d’en trouver vraiment. Revenir bredouille, non merci. Au moins ça compense le risque de se prendre un coup de fusil. Parce qu’à 1200m d’altitude, dans les forêts denses du Massif de la Pinatelle, le chasseur moyen – même sobre – peut facilement vous prendre pour un sanglier avec votre K-Way rouge et vos bottes en caoutchouc jaunes fluo.

Le lendemain, tandis que le reste de la famille était repartie au boulot, nous étions revenus dans les sapinières tous les deux avec le papi. Là, au point du jour, nous patientions quelques minutes dans la voiture que le soleil se lève. On s’avançait alors profondément dans la forêt, et on prenait chacun une allée de sapins. On ne se parlait pas beaucoup, juste de temps en temps, un « T’en as trouvé ? », et on commentait alors le contenu de nos sacs. Ce jour-là, oui, on en avait encore trouvé. Alors, on avait remis ça le surlendemain, et ainsi chaque jour que je ne passais pas à La Poste. On était devenus un peu accro. Le papi se plaisait bien avec moi, et réciproquement j’étais content de partager ça avec lui. On n’y allait pas pour en trouver des quantités industrielles comme ces cueilleurs rapaces qui venaient vider leurs sacs dans le coffre de leurs voitures en se hâtant d’y retourner, ou bien ces voitures immatriculées 34 ou 30 qui avaient eu vent de l’abondance fongique et venaient là pour en faire commerce…

Le plaisir du véritable amateur de champignons est dans la découverte, l’émerveillement de soulever une branche basse d’un sapin avec son bâton et de découvrir deux jeunes cèpes qui ont percé la mousse pendant la nuit. La joie de distinguer dans une bruyère en lisière de forêt un gros cèpe qui a grandi là bien à l’abri du regard de plusieurs ramasseurs qui sont passés à côté sans le voir. Une fois, j’ai même trouvé comme ça un cèpe qu’une empreinte de botte sur le chapeau n’avait pas empêché de pousser !

On était tellement acharnés qu’au bout de quelques temps, chaque soir au moment de m’endormir, en fermant les yeux, je voyais des cèpes ! Toute la famille était contente de notre nouveau hobby. Enfin, presque toute. Les seules à émettre des réserves étaient ma mère et la mamie qui étaient de corvée de nettoyage quotidien, et que notre toute nouvelle passion commençait à lasser. Nous les avions donc remplacées pour cette besogne, même s’il faut bien reconnaître que nous ne nous y étions pas portés spontanément volontaires.

Papi du Lac nous a quittés en 2007, la veille des 10 ans de jeuxvideo.com. Comme un signe. Et quand je repense à lui, j’ai surtout en mémoire le ramasseur de champignons infatigable malgré son âge avancé, et ces heures passées avec lui à arpenter la campagne à la recherche des précieux cèpes. Je suis retourné sur les lieux l’année dernière, les bois ont depuis été hermétiquement clôturés, sans doute à cause des excès de ramasseurs indélicats. Je n’ai pas reconnu la sapinière de ma jeunesse, les petits sapins d’une dizaine d’années sont devenus de grands arbres impressionnants, et surtout je n’ai pas vu un seul cèpe. Je vous dis ça au cas où vous voudriez y retourner. Vous savez qu’un ramasseur de champignons ne donne jamais ses « coins », sauf quand ce ne sont plus vraiment des coins.

* mon grand-père paternel

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