Lumière froide par 36°

Le 29 juillet 2020

Neuf heures du matin, je me trouvais seul depuis de longues minutes dans cette pièce tellement propre qu’on aurait pu lécher les plinthes sans risquer d’attraper le moindre champignon ou virus. On m’avait prestement débarrassé de mon masque chirurgical arrivé paisiblement par un porte-conteneurs chinois un mois plus tôt, et on m’avait allongé sur le dos, la tête à l’envers inclinée légèrement vers le bas. Je ne pouvais pas bouger et je choisis alors par défaut de fixer l’énorme plafonnier qui m’aveuglait avec sa lumière ardente et glacée d’au moins 6000 Kelvins. Les deux dames blanches à becs de canard étaient sorties, un silence léger et aseptisé régnait désormais. Si ce n’était l’aspiration continue du tube en plastique courbe qu’on avait introduit dans ma bouche. La jeune dentiste était partie dare-dare répondre à un coup de fil, en plein soin. Tout juste eut-elle le temps de retirer quelques ustensiles de ma bouche. C’est peut-être ça la nouvelle génération de dentistes. Au moins n’avait-elle pas décidé de poster mon râtelier sur Instagram ou de se filmer pour un Tik Tok. Quant à son assistante, elle s’était éclipsée aussi peu après, n’ayant sans doute l’intention ni de combler l’absence ni de me tenir le crachoir, ce qu’on serait pourtant en droit d’attendre d’une assistante dentaire.

Tout ça à cause d’un morceau de Comté. Car deux jours plus tôt, un morceau de fromage franc-comtois avait eu raison d’une vieille dent dévitalisée et affaiblie, peut-être même – osons le mot – un peu pourrie. C’est ma faute, ce ne serait jamais arrivé avec un fromage auvergnat comme du Cantal ou du Salers, et encore moins avec du Saint-Nectaire. Tiens ça me fait penser que dans mon cahier de vacances, il y avait une mauvaise contrepèterie sur le Saint-Nectaire. Comme je suis naturellement peu habile en contrepèteries, maintenant à chaque fois que j’entends parler de Saint-Nectaire, je visualise un nain sectaire : Passe-Partout qui aurait adhéré à la scientologie, parrainé par Tom Cruise et John Travolta.

Enfin la dentiste est revenue en s’excusant de cet appel de quelqu’un qu’elle ne pouvait pas joindre à un autre moment. Ah bon, mais qui ? Son amant ? Le vétérinaire de son lapin nain ? Son gynéco ? Son psy ? Son dentiste peut-être ? Parce que les dentistes aussi vont forcément chez le dentiste. Je ne crois pas à l’hypothèse selon laquelle un dentiste même exceptionnellement adroit pourrait lui-même s’extraire une dent. Non, même avec un miroir tenu bien droit par l’assistante, même un dentiste-contorsionniste ne pourrait pas.
Elle n’a pas précisé qui était au bout du fil, donc je suis resté sur ma première idée.
J’avais toutefois décidé de protester énergiquement contre cet intermède téléphonique inopiné. Mais je ne réussis à émettre que quelques onomatopées inaudibles, la faute au suceur de salive qui m’avait complètement desséché la cavité buccale, comme on dit dans le jargon. Elle ne m’a pas laissé le temps d’approfondir, et j’ai cru déceler dans ses yeux de biche un petit regard sadique tandis qu’elle enfonçait comme dans du beurre sa fraise vibrante dans ma dent ébréchée.

Commentaires

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  1. Olivier Guccit

    le 29 juillet 2020

    Bonjour Sébastien. Depuis combien de temps votre dent a été dévitalisée ? Je vous souhaite bien du courage pour la suite. Cordialement. P.S. Ne faites pas attention à mon premier message, je me suis trompé dans les manipulations.

  2. lightman

    le 30 juillet 2020

    Aucune idée, c’était il y a bien longtemps 🙂