L'informaticien obsolète

Le 15 septembre 2020

« Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? »
Une question banale, triviale, mais qui n’est pas anodine. Votre réponse vous positionne dans la société. Chacun à sa place, son étiquette. Je suis boulanger, avocat, graphiste, médecin, plombier ou carreleur. Le problème vient lorsque la réponse est incertaine, c’est à dire lorsque vous ne pouvez pas expliquer clairement ce que vous faites. Si vous êtes en transition professionnelle, ou au chômage, femme ou homme au foyer, ou bien entrepreneur entre deux projets. La solution, c’est de rester évasif, volontairement flou. Je me demande si je ne vais pas répondre comme un ami cantalou : « je suis serial entrepreneur ». Business angel ce n’est pas un métier, gérant d’une holding non plus… Ah oui, il ne faut surtout pas dire que vous ne faites rien, ça éveillerait systématiquement le soupçon ou la compassion.

Ma grand-mère m’a raconté pourtant que son père, mon arrière-grand-père maternel, était rentier. Littéralement il vivait de ses rentes. Il n’était pas vraiment fortuné, mais possédait quelques terres qu’il louait à un fermier et j’imagine que ça suffisait à ses maigres besoins. Les généalogistes savent que la profession de « rentier » n’était pas rare sur les actes d’état civil aux XIXème ou XXème siècle. Aujourd’hui, il ne viendrait à personne l’idée de déclarer cette profession à la mairie, ça ferait mauvais effet.
Pourtant mon bisaïeul, s’il était rentier, n’était pas inactif. Il allait à l’occasion donner gracieusement des coups de main dans les fermes voisines, et il était très demandé paraît-il, surtout pendant la guerre de 40 où l’on manquait sévèrement de main d’oeuvre masculine. Son épouse, institutrice, avait un vrai travail. Vous imaginez dans les années 1930-40 un couple dont la femme travaille et dont le mari est rentier et prépare les repas ? Ca devait jaser au village. Mon arrière-grand-père était un avant-gardiste, une sorte de précurseur. Et je crois pouvoir dire qu’il avait un sacré caractère pour résister à la pression sociale.

De mon côté, je réfléchis à ce que je peux répondre à la question « qu’est-ce que tu fais dans la vie » qui surgit très vite dans la conversation lorsqu’on essaie de rencontrer de nouveaux amis, comme c’est notre cas. Plutôt que de me déclarer « entrepreneur », réponse qui suscite une nouvelle question non moins embarrassante « dans quel secteur ? », je me demande si je ne dois pas dire simplement que je suis « informaticien ». Mais comme ma formation date d’un quart de siècle, je suis plutôt un informaticien obsolète, il faut bien l’admettre. Une situation pas très porteuse mais largement partagée par des milliers de demandeurs d’emplois dans le numérique : des quadra ou des cinqua formés au Cobol, au Pascal, au C originel, tous ces langages informatiques aujourd’hui tombés en désuétude ou passés de mode. Dans le secteur informatique, il y a un paradoxe : des milliers d’emplois de développeurs ne trouvent pas preneurs, et des milliers d’informaticiens ne trouvent pas d’emplois. Les études des cabinets de consulting postulent l’inadéquation entre l’offre et la demande, mais pensent en réalité « les vieux programmeurs ne sont plus employables ». Qui a décidé de cela ? Il y a dans ces milliers de mains sevrées de clavier et de lignes de code un potentiel important et inexploité. Ce qui peut d’ailleurs être une belle idée de business : aider tous ces déclassés de l’informatique qu’on a utilisés puis mis au rebut comme de vieilles disquettes, à se former à de nouvelles technologies qui leur permettront finalement de retrouver un emploi. Et ainsi, en aidant les chômeurs du numérique à combattre leur obsolescence, je pourrais à mon tour trouver quoi écrire sur mon étiquette sociale.

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