Les destins

Le 10 décembre 2020

L’autre jour en observant cette vieille photo de voyage scolaire de la fin des années 50 dont je vous ai déjà parlé ici, j’ai remarqué sur la droite, presque hors champ, le visage du jeune chauffeur fringuant qui me semblait familier. Quelques mois avant cette photo, il avait opportunément acheté un autocar, probablement celui-là même qui sert d’arrière-plan, et qui lui permit d’écrire les premières pages de sa propre histoire entrepreneuriale. Il l’a si bien développée en quelques décennies qu’elle compte aujourd’hui près de 90 salariés. Devenu grand-père, le fondateur continuait malgré les années à conduire des cars, parce que c’était sa vie. C’était d’ailleurs le chauffeur de mes années lycée. Toujours à l’heure chaque matin au départ de Neussargues, Allée des Pouzats à 06h50 et chaque soir sur les allées de Saint-Flour à 18h15, c’était au début des années 90. En voulant me remémorer le prénom du fondateur de l’entreprise Seyt, je suis arrivé sur un article de La Montagne qui expliquait que Jean Seyt avait créé l’entreprise alors qu’il avait une simple formation de couvreur.

Ca c’est un vrai destin d’entrepreneur. Un couvreur qui se dit qu’il a peut-être mieux à faire, qui identifie une opportunité dans le transport de voyageurs, et se jette à l’eau malgré son inexpérience dans le secteur. Il achète un premier autocar contre l’avis de ses associés et le conduit lui-même. Simple. Du bon sens. Et une remarquable ascension sociale par l’entrepreneuriat. On trouve de nombreux exemples de telles envolées dans la France de l’après-guerre. On en a tous dans notre arbre généalogique. Les trente glorieuses constituent le point culminant de la méritocratie républicaine, avec beaucoup d’opportunités dans la création d’entreprises, le salariat, l’administration, l’enseignement, etc…

Mais est-ce qu’une telle trajectoire serait encore possible de nos jours ? Pensez-vous qu’il soit encore concevable aujourd’hui pour quelqu’un qui n’aurait pas poursuivi d’études dans un secteur spécifique de se lancer dans une création d’entreprise sans dépenser des sommes astronomiques, sans prendre un risque insensé, et d’y trouver un business à faire croître, et qui soit vite profitable et durable, le tout dans une zone rurale ?
J’aurais tendance à répondre non, ou alors de façon exceptionnelle.

Il y a eu pourtant au moins une période après les trente glorieuses où l’ascension était me semble-t-il, plus accessible. Dans les années 97-2001, on voyait des autodidactes, passionnés du net, ouvrir leur business et gagner très bien leur vie avec ces nouveaux métiers en laissant tomber leur ancien job. Sauf qu’aujourd’hui, les métiers du net sont de plus en plus techniques, et il est désormais très difficile de sortir du lot à la simple force du poignet, sans une mise de départ importante. Et ceux qui y parviennent sont généralement très qualifiés, il ne sont plus couvreurs, alors qu’ils auraient pu l’être il y a vingt ans.

J’ai regardé l’autre jour l’émission Interdit d’Interdire de Frédéric Taddeï, dont l’invité était Christophe Guilluy, vous savez le géographe des gilets jaunes, dont les ouvrages sur la « France périphérique » sont devenus les livres de chevets des politiciens avides de comprendre ce désespoir des campagnes qu’ils n’avaient pas vu venir. Guilluy fait brillamment le constat de la déchéance des territoires ruraux, oubliés de la mondialisation, et aussi du sacrifice de la classe moyenne. Il me semble que le déclin des campagnes date de bien avant la « mondialisation libérale », elle remonte en fait aux premiers exodes ruraux du XIXème siècle à cause du déploiement des réseaux de chemins de fer qui ont désenclavé les villages, et ont rendu plus facile l’accès à Paris où l’on vivait moins misérablement que dans beaucoup de campagnes du Cantal, ou du nord de la Lozère, pour ne citer que que les régions d’où j’ai vu émigrer de nombreux paysans au cours de mes recherches généalogiques familiales…

La mission de tout politique français devrait être aujourd’hui de redonner de l’espoir aux gens, leur permettre d’espérer que la vie de leurs enfants soit meilleure que la leur, de pouvoir s’élever par l’éducation. Les français n’ont pas besoin qu’on les assiste, ils ont juste besoin d’avoir un espoir et de pouvoir vivre de leur travail. Et ça ne peut passer que par la croissance économique, une croissance plus écologique, plus sociale, prenant en compte les intérêts de tous les territoires surtout les plus faibles, et en rendant possible qu’un couvreur puisse s’élever socialement comme il y a 60 ans.

Commentaires

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  1. Yoan De Macedo

    le 10 décembre 2020

    Avant tout, leur mission devrait être de travailler sans relâche pour qu’on puisse garder un monde soutenable où on pourra encore vivre physiquement car sans ce tout petit détail, le reste est anecdotique.

    Tu ne crois pas ? 😉