Généalogie, futur et entraide

Le 19 mars 2023

Je vais vous parler d’un sujet extrêmement basique au risque de vous donner, peut-être, l’impression de réinventer l’eau chaude. Mais prenons le risque.

La généalogie, vous le savez, c’est de longues heures passées seul à déchiffrer des écritures plus ou moins anciennes, plus ou moins lisibles, qui composent des actes plus ou moins bien conservés. Autrefois, ce temps était surtout passé dans les services d’archives : municipaux, départementaux, diocésains, nationaux… Je n’ai pas connu cette époque pourtant pas si lointaine. J’imagine qu’au fil du temps, on devait avoir des habitudes, on finissait par tisser des liens avec d’autres généalogistes, et avec les fonctionnaires de ces services.
De nos jours, les actes sont de plus en plus numérisés et accessibles sur le web, soit sur les sites des services d’archives, soit sur des plateformes – commerciales ou qui s’en défendent – qui ont émergé depuis la fin des années 90. Ne nous leurrons pas, un jour la totalité des archives sera numérisée et une grande partie accessible au public. C’est le sens de l’histoire, pour deux raisons essentielles : des raisons de coût, et aussi des raisons de conservation. On a beau se faire peur en se demandant ce que deviendront les sites web et leurs serveurs dans quelques siècles, il n’en demeure pas moins que la numérisation des archives les fige, les vitrifie, sauvegarde potentiellement ad vitam eternam tous ces vieux papiers qui étaient autrefois voués à une lente destruction par le temps. D’ailleurs, je peste régulièrement en lisant des ouvrages d’érudits du XIXe siècle, qui font référence à des sources anciennes qui ont été détruites depuis. Par exemple, dans plusieurs paroisses de Haute-Auvergne sur lesquelles je travaille, le premier registre, le plus ancien, a été perdu. Et pas dans des temps immémoriaux, ils ont été perdus pendant le XXe siècle ! Aujourd’hui, perdre un registre paroissial est devenu impossible, c’est une grande chance pour les générations futures.
D’ici une génération, tout sera numérisé, ou en tous cas toutes les sources généalogiques. On regrettera alors le temps où l’on se rendait aux archives avec son appareil photo, ou avec un simple crayon à papier. Et lorsque toutes les sources seront numérisées, il ne manquera plus qu’une intelligence artificielle fasse le lien entre toutes ces données, afin de fournir directement les arbres généalogiques de tout le monde. Ainsi le numérique pourrait à terme tuer la généalogie, comme la photographie a tué la peinture réaliste, le chemin de fer les diligences, et la télévision les contes au coin du feu…

Mais, nous n’en sommes pas encore là. Il reste des montagnes d’archives papier, et l’intelligence artificielle est encore loin de faire les liens entre les milliards d’actes numérisés.
Ou voulais-je en venir dans cette chronique ? Je voulais vous parler de l’importance de l’aspect humain dans cette généalogie de plus en plus numérisée, de plus en plus déshumanisée, quand on mesure tout le temps passé tout seul devant un écran, sur un sujet qui peine parfois à intéresser nos proches… Je voulais vous parler d’une source qu’on néglige trop souvent : l’entraide. Ca peut être par le biais d’une association, lors de rencontres périodiques, ou à distance quand la dite association a pris le soin d’organiser un espace d’échange sur son site web. Par exemple, l’association auvergnate Aprogemere, dont environ la moitié des 800 adhérents réside hors d’Auvergne, a un forum assidûment fréquenté où je n’ai jamais vu une question restée sans réponse.
Ca peut être aussi via une plateforme. Je suis abonné à Geneanet depuis plusieurs années, et je constate que je suis assez peu sollicité par d’autres généalogistes. J’imagine donc que la plupart d’entre eux ne prennent jamais la peine de contacter des confrères, alors que c’est une source d’information primordiale. Personne n’en parle dans les articles de généalogie : on vous explique volontiers comment déchiffrer un acte, comment accéder aux actes notariés ou autres registres matricules. Pourtant, l’information que vous recherchez, peut-etre bien qu’un généalogiste l’a déjà trouvée et l’a quelque part sur une feuille ou au fin fond du disque dur de son ordinateur.
Vous l’aurez compris, je contacte très souvent des généalogistes avec lesquels je partage mes informations sur tel ou tel individu, et j’ai très souvent obtenu des résultats inattendus :

– D’abord, j’ai presque toujours obtenu une réponse, même négative

– Les gens sont contents qu’on les sollicite sur un sujet aussi pointu que celui sur lequel ils ont déjà travaillé, et ils vous le montrent.

– S’ils le peuvent, ils seront ravis de vous aider en vous fournissant la source qu’ils ont utilisée, la transcription de l’acte concerné, une référence de bouquin, ou même leurs hypothèses de travail

– Et puis, ça rajoute un peu d’humain dans ce monde qui en manque, c’est déjà une bonne raison d’engager cette démarche.

Cette semaine par exemple, je travaillais sur un certain « Jacques Robert de la Prade, trompette de la chambre et écuries du roi » entre 1720 et 1724. En dehors de quelques papiers de la maison du roi, issus des ouvrages de référence de Marcelle Benoît, je peinais à trouver plus d’informations, notamment sur sa région natale. Une recherche sur Geneanet me conduisit à un seul résultat : un arbre qui fait état d’un Jacques Robert de la Prade, parrain dans un baptême de Carcassonne en 1721. Carcassonne, c’est très loin de la Cour de France, je n’ai jamais vu de trompette natif de ce coin de France. Mais l’année est intéressante, pile dans ma fourchette, et le nom est suffisamment singulier pour justifier une recherche directe sur les registres paroissiaux de Carcassonne, paroisse Saint-Vincent. J’y découvre que l’acte de baptême de 1721 précise que le parrain, Jacques Robert de la Prade, est dit « officier de la chambre du Roy » : pas de doute possible, c’est mon trompette ! En plus, il a signé l’acte ce qui me permet de collecter sa signature.

Baptême de Jacques Louis Miran, fils de Jean et d’Elisabeth Robert. Parrain : Me Jacques Robert de la Prade, officier de la chambre du Roy. AD11, Carcassonne, paroisse Saint-Vincent, BMS 1719-1721, page 28/52

Je décide alors d’écrire à Colette, la généalogiste pour la remercier d’avoir mis cette information en ligne sur son arbre Geneanet, pour lui faire part de mes recherches et solliciter son avis. Elle n’a malheureusement aucune autre information complémentaire sur mon individu, mais en a sur le baptisé et ses parents : une famille bourgeoise de Carcassonne. Elle me livre au passage, sans le savoir, deux informations précieuses :
1) Elle n’a jamais rencontré d’autre « Robert de la Prade » dans ses recherches
2) On trouve beaucoup de « Robert » dans l’Aude à cette époque.

Je sais de mon côté que :
3) Des Robert de la Prade sur Geneanet, on n’en trouve quasiment pas, et un seul à Carcassonne
4) Notre trompette a signé « Robert de la Prade »

J’émets donc l’hypothèse que Jacques Robert de la Prade s’appelle en réalité Jacques Robert, et qu’il a acollé à son nom, peut-être le nom d’un domaine qu’il possède, comme c’était assez fréquent à cette époque. Ainsi, « Jacques Robert, sieur de la Prade » a pu devenir « Jacques Robert de la Prade », voire « Robert de la Prade » tout court.
J’ai plusieurs exemples similaires dans les trompettes de la chambre du roi de cette époque. En particulier l’auvergnat « Antoine Pélissier, sieur de Beaupré », l’un des quatre trompettes des menus plaisirs du roi (les stars des trompettes si j’ose cet anachronisme). Au fil du temps, celui-ci se fait appeler et signe « Pélissier Beaupré », un nom que ses descendants ont d’ailleurs conservé.
Mais revenons à Jacques Robert, s’il a pour patronyme « Robert », on peut justifier sa présence comme parrain à ce baptême par un lien de parenté avec la mère du baptisé, Elisabeth Robert, qui pourrait par exemple être sa soeur (à vérifier).
Je confie mon hypothèse à Colette qui la juge très probable. L’occasion de réorienter mes recherches dans cette direction. L’aurai-je fait sans son aide ?

Demander de l’aide à quelqu’un est bon pour vos recherches, parce que l’aide fournie peut combler certaines de vos lacunes, et le simple fait de devoir formuler une demande écrite vous oblige à construire quelques phrases pour expliciter votre propos, et donc d’y réfléchir de façon structurée. Ce qui peut vous aider à mieux l’appréhender. Ca me rappelle l’adage : « la meilleure façon d’apprendre une discipline, c’est de l’enseigner ». Et aussi, parce que de la confrontation d’idées, naissent d’autres idées : deux cerveaux valent mieux qu’un.
Enfin, dialoguer avec d’autres passionnés de généalogie, c’est bon pour votre cerveau et votre moral. Quitte ensuite à transformer un dialogue électronique en une rencontre, lors d’un salon de généalogie.

Par cet exemple finalement très banal, je voulais vous démontrer l’utilité de considérer les collègues généalogistes comme un gisement d’informations à part entière, et à ne pas vous priver d’explorer cette source sous-côtée. N’hésitez pas à vous solliciter les uns les autres : chacun apprend de l’autre et peut progresser ainsi.

Photo : Wikipedia

Commentaires

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  1. Aldon

    le 24 mars 2023

    Bonjour Sébastien, Merci pour ton billet. N’es-tu pas là en train de définir, peut-être, la fraternité???
    Bien à toi, Vincent

  2. lightman

    le 13 avril 2023

    Oui, sans doute, c’est un peu ça. Cette fraternité est la laissée-pour-compte de notre devise républicaine. On trouve à droite d’ardents défenseurs de la liberté, à gauche des partisans irréductibles de l’égalité, mais qui défend la fraternité ? Leurs voix sont bien faibles. C’est pourtant la valeur la plus en danger par la progression de l’individualisme, le technologisme, et nos modes de vie contemporains.