L'appel du large

Le 22 janvier 2020

Je ne sais pas comment on peut décrire ça. Mais il y a un moment dans la vie où l’on sait intuitivement que les choses doivent changer. Radicalement. Il n’y a pas d’analyse, pas de réflexion sur les avantages et inconvénients, de diagramme SWOT. Mais ça doit changer, on le sait d’instinct, c’est tout.
Ca peut se produire au boulot. Ca m’est arrivé en 2012 quand, arrivé à l’apogée de l’entreprise que je dirigeais, je me suis senti sec, vidé, sans plus rien à proposer d’intéressant ou de nouveau. En quelques semaines, j’ai décidé d’en partir. Sans regrets.

Aujourd’hui, bis repetita. J’ai acquis la conviction l’année dernière que je devais quitter le Cantal pour m’installer sur des terres plus hospitalières. Economiquement d’abord, mais aussi culturellement, intellectuellement, et même météorologiquement. Depuis lors, je suis comme un salarié en préavis de départ, j’ai déjà un pied dehors. En pareil cas, le chef d’entreprise fait tout pour réduire le laps de temps entre la lettre de démission et le départ effectif du salarié. Là, mon préavis court jusqu’à la fin de l’année scolaire, et je n’ai pas de moyen de le réduire. Sauf à multiplier mes excursions extra-départementales, ce qui n’est pas à exclure.

D’ailleurs, il est là le secret du salut hypothétique du monde économique cantalien. Comment garder un salarié dans une entreprise cantalienne ? En l’expédiant loin du plus grand stratovolcan européen, afin qu’il soit content d’y revenir. Un chef d’entreprise local m’avait confié ce secret. J’avoue y avoir prêté peu d’attention sur le moment, en dépit de la taille de l’entreprise – une des plus importantes du département – tant certaines méthodes du responsable en question étaient bien peu exemplaires. Pourtant, la réalité est là : vous voulez que vos cadres restent ? Facilitez leur itinérance professionnelle. Plus ils voyageront, surtout à l’étranger, plus ils seront contents de revenir. Et moins ils ressentiront l’appel du large.

C’est peut-être ça que j’ai ressenti, l’appel du large. Tant que j’étais à jeuxvideo.com avec quelques déplacements annuels contraints tant en France qu’à l’étranger, je ressentais moins le besoin de partir. Mais quand on reste ici sans évasions régulières, que le Cantal semble petit, étriqué, isolé, enclavé. Que le climat aurillacois paraît froid, pluvieux, gris, lourd. Que la vie culturelle devient morne, éteinte. Que la vie intellectuelle semble appartenir au XIXème siècle, sans quasiment plus aucun représentant vivant. Que les journaux locaux semblent surréalistes avec leurs articles prévisibles, les dépôts de gerbes aux monuments aux morts, les avis d’obsèques, les maronniers semi-publicitaires annuels, les papiers sur des politiques sans charisme ni imagination, et les rétrospectives parce qu’il n’y a plus la matière pour produire de nouveaux papiers. Last but not least, que les services publics me paraissent en route vers toujours plus d’insuffisances.
On étouffe littéralement, cernés dans cet entre-soi limité, et cet étouffement-là ne saurait être soigné par quelques randonnées au Puy Griou, aussi bienfaisantes soient-elles.

Je suis donc comme la chèvre de Monsieur Seguin irrésistiblement attirée par liberté de la montagne. Sauf que je suis à la montagne et que ce sont les sirènes de la ville qui résonnent à mes oreilles. Celles de la densité démographique qui permet l’effervescence intellectuelle, l’ouverture d’esprit, le métissage des cultures, l’innovation, la joie de la découverte, de l’inconnu. Ces sirènes permettent d’envisager tous les possibles : reprendre les études, lancer une nouvelle boîte, coacher des entrepreneurs dans l’innovation, devenir écrivain, collectionneur, généalogiste, DRH, créer un nouveau club APM, lancer un cercle de business angels, être recruté par une start-up ou un grand groupe, devenir consultant ou prof, ou alors un peu tout cela en même temps, ou au contraire tout autre chose…

Un appel du large que les marins connaissent bien, tout comme les astronautes qui sitôt revenus sur la terre ferme ne pensent qu’à retourner dans l’espace car tout leur semble si plat et désespérément connu ici-bas. Je reviendrai souvent dans le Cantal, pour voir la famille, retrouver les amis, me balader, me ressourcer. Mais y vivre n’est plus possible, pas tant que je ne m’imagine pas inactif ou à la retraite. Je crois que je devrais lire Madame Bovary, c’est de circonstances.

Commentaires

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  1. Jerome Daspic

    le 22 janvier 2020

    Tu as tellement réalisé de belles choses pour ce département, je ne connais personne de notre génération, moi le 1er qui est fait autant pour le département. Bravo, tu as largement mérité cette évasion. Ton texte me paraît un peu comme une justification de ton départ. Ton combat, depuis toutes ces années suffit à justifier ton départ.
    Espérant de voir dans le sud

  2. lightman

    le 23 janvier 2020

    Avec plaisir pour se voir dans le sud, Jérôme ! Je commence à prendre des cours pour parfaire mon accent marseillais.

  3. Fabrice

    le 25 janvier 2020

    Viens nous voir à Barcelona 😍ce n’est pas loin du Cantal 🤣