Plans commercial et militaire

Le 15 juillet 2020

L’A51 était fluide et la chaleur déjà bien installée lorsque nous avons pris la route, pour sacrifier à un rituel sudiste dominical : « aller à Plan ». En plus de mots : « faire ses courses à Plan de Campagne », l’une des plus grandes zones commerciales d’Europe, ouverte même le dimanche. Plus de cinq cents magasins étalés sur 160 hectares au milieu de la garrigue. Soit approximativement 320 terrains de football – précision pour l’instit’ de Jade qui avait inscrit dans son cours cette année qu’un hectare valait un kilomètre carré. L’éloignement de l’école et de la ruralité a des effets collatéraux, les hussards noirs de la République n’auraient pas commis pareille erreur…

Plan de Campagne est gigantesque, c’est une sorte de caricature XXL de notre hyper-consumérisme. Pour vous décrire le paysage, on est dans la catégorie de ce qui se fait de pire en matière d’architecture, mais aussi de relations déshumanisées, même si le caractère expansif des marseillais rend le lieu presque supportable. Des alignements de hangars disparates en tôle, aux couleurs initialement agressives mais peu à peu délavées par le soleil provençal – patiente revanche de la nature. Des enseignes criardes de franchises mondialisées qui ne sont plus le reflet du goût de leurs fondateurs, ni d’aucune identité, juste l’application stricte d’études de marché, d’enquêtes de consommateurs, et le déroulement de business plans visant le profit maximum. Ca et là, d’inévitables ronds-points bondés, et parfois quelques ruines décrépites et taguées, vestiges de faillites anciennes jamais remplacées… De quoi transformer n’importe quel capitaliste en écolo-mélenchoniste. Non, je blague.

Nous étions allés chercher quelques accessoires dans le temple des bricoleurs du dimanche : Leroy Merlin. Plusieurs fois, je me suis demandé ce que je faisais là, comme un illettré errant dans les rayons d’une librairie. Sans être convaincu que je saurais quoi faire de ce que j’achetais, mais confiant dans les compétences en bricolage de mes proches, je suis quand même reparti avec une tringle à rideau dans une main, et dans l’autre le futur abat-jour à 39,90€ de mon bureau. Vous remarquerez que je vous ai parlé l’autre jour de ce qu’il y avait sous mon clavier, je vous entretiens aujourd’hui de ce qu’il y a au-dessus de ma tête, preuve de l’élévation progressive du niveau de ces articles.
En arrivant à la caisse, j’ai revu Sapiens, l’ouvrage au succès mondial de Yuval Noah Harari, dans lequel il décrit une histoire de l’humanité en partant des premiers hominidés. Tandis que je patientais, en portant péniblement mes emplettes, je me suis imaginé en chasseur-cueilleur du paléolithique avec ma lance et ma torche. Ainsi, aller chez Leroy-Merlin n’est pas juste un acte banal et ennuyeux, j’ai senti que je m’inscrivais dans une tradition millénaire de subsistance et de recherche de confort pour ma tribu. C’est ainsi le menton haut et fier que j’ai rejoint le véhicule familial, non sans avoir involontairement menacé quelques passants avec ma tringle à rideau…

J’ai aussi repris la lecture de Tolstoï. Un passage au début du tome 2 de La Guerre et la Paix a retenu mon attention. L’un des héros y décrit les qualités qui lui paraissent nécessaires pour être un bon chef militaire (p.71) :
« Non seulement un bon chef militaire n’a nul besoin de génie ou de qualités exceptionnelles, mais il doit être au contraire dépourvu des plus hauts, des plus beaux dons de la nature humaine : l’amour, le sens poétique, l’inquiétude, le doute philosophique, la tendresse. Il doit être borné, fermement convaincu que ce qu’il fait est très important […] ; c’est alors seulement qu’il sera un bon chef de guerre. »
Cette description m’a frappé, car on pourrait rédiger la même pour un entrepreneur. Les meilleurs chefs d’entreprises, ceux qui connaissent les plus grands succès, ne sont pas toujours les plus talentueux ni les mieux dotés en qualités humaines. Mais, ce sont plus souvent des individus qui ont su investir un secteur en très forte croissance, de sorte que cette croissance naturelle porte l’entreprise sans que son dirigeant ait besoin de se révéler exceptionnel. Il a en revanche besoin d’être complètement investi dans son projet. D’ailleurs, pour lui, ce n’est pas un projet, c’est sa vie. Beaucoup de dirigeants aux réussites spectaculaires considèrent leur famille, leurs amis, les relations humaines, et tout ce qui peut les détourner de leur business, au mieux comme secondaire, au pire comme des perturbateurs. Ces caractères font sans doute d’excellents chefs d’entreprises, mais aussi des êtres plus ou moins asociaux. Beaucoup d’exemples pourraient être cités notamment chez les geeks entrepreneurs : Jobs, Gates, Zuckerberg, etc…

Me revient à l’esprit l’air de cette chanson de Goldman que j’écoutais dans ma voiture aux débuts de jeuxvideo.com :
« Ça a été très long mais il y est arrivé
Il fait le compte de ce qu’il y a laissé
Beaucoup plus que des plumes, des morceaux entiers
Et certains disent même un peu d’identité »

Commentaires

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  1. DMG

    le 17 juillet 2020

    Salut Lightman,

    Savais-tu que Plan de Campagne est la plus grande (vaste) zone commerciale d’Europe ? Je l’ai su il y quelques années quand j’étais allé à Marseille pour un déplacement pro (certainement pas par plaisir, je n’ai d’yeux que pour Paris :noel:).
    https://www.laprovence.com/article/edition-vitrolles-marignane/4052679/la-plus-vaste-zone-commerciale-deurope-bientot-redessinee.html

    J’adore ta plume, ta narration, c’est toujours un plaisir de te lire même si je ne commente pas tous les articles. Dis, aurais-tu un nouvel ouvrage littéraire en cours d’écriture par hasard ?

  2. lightman

    le 17 juillet 2020

    Oui, j’avais entendu dire que c’était la plus grande zone commerciale d’Europe, mais pas la plus frqéuentée. Wikipédia en parle comme de la « quatrième zone commerciale la plus visitée de France avec 24 millions de visiteurs ». Mais c’est probablement un lecteur parisien qui est l’auteur de cette page 🙂
    Merci beaucoup pour tes encouragements, pas de projet en cours, mais qui sait à l’avenir ?