Le charme des cimetières

Le 19 décembre 2019

Au moment de pousser le petit portail métallique à la peinture écaillée, je me rappelai que ça faisait plusieurs années que je voulais venir ici. J’avais toujours différé. Ce n’était pas une question de distance, on pouvait difficilement faire plus près de chez moi. Raison de plus, c’était tellement proche qu’on avait d’autant moins de scrupule à procrastiner : on avait tellement d’occasions de venir quand on habitait à deux pas.
Avant-hier, en revenant de faire une course, je m’étais décidé à abandonner quelques instants dans la voiture les yahourts fermiers, les kakis et mon kilo de poires Williams. Je m’étais garé juste en face de l’entrée, sur la grande place informe qui tenait du terrain vague, avec ses dizaines d’ornières creusées sans relâche par les camions-bennes qui venaient décharger leur cargaison sur l’aire de dépôt municipale juste à côté. Ironie de l’histoire, ces camions transportaient du remblais, qui aurait pu, parfaitement et en quelques minutes, combler les ornières, dont certaines tendaient désormais vers le trou d’obus… Mais les chauffeurs continuaient de rouler dessus, dedans, autour, et comme les Shadoks, inlassablement, ils creusaient, creusaient, creusaient.

Sur ces considérations de cantonnier, je poussai donc le portail qui, à ma grande déception, n’émit pas le moindre petit grincement, la burette d’huile est l’ennemi des poètes. Il faisait grand vent ce matin-là, mais la froidure hivernale n’était pas encore tombée sur le Cantal. L’endroit était champêtre et aurait pu se prêter à la flânerie. Dans la campagne environnante, les prés s’étaient vidés de leurs vaches depuis octobre, et j’apercevais les premières maisons de mes voisins de Toulousette et de Massigoux. Plus près de moi, des pins majestueux avaient été plantés au milieu du siècle dernier. Insensibles au vent, ils semblaient plus préoccupés par les chenilles processionnaires qui les peuplaient, en témoignaient les pièges suspendus à leur tronc, comme des sachets de thé usagés, enroulés autour de cuillères branchues et résinées.

Tout à ma rêverie, j’avais commencé à marcher et ne perdais pas mon objectif de vue, car on vient rarement dans un cimetière si l’on n’a pas une bonne raison. Jusqu’à l’âge de trente ans, je n’avais pas été un grand arpenteur de ces lieux de deuil et de souvenir. A l’exception notable de la Toussaint de mon enfance, où ma famille se retrouvait habituellement sur les traces de mes arrière-grands-parents dans les cimetières de Chastel-sur-Murat, de Sainte-Anastasie, de Montchanson et jusqu’en Lozère à Fournels. Mais plus récemment, la généalogie avait fait de moi un chercheur de tombes, sorte de version masculine de Lara Croft dans Tomb Raider. Sauf que je ne pillais rien d’autres que des noms et des dates de décès, et quelques photos. Je m’étais ainsi promené dans bon nombre de cimetières du nord Cantal. J’avais tenté sans succès de trouver des ancêtres dans ceux de Marchastel, Lugarde, Chanterelle, Montboudif, Condat, Saint-Bonnet-de-Condat, Ségur-les-Villas, et de beaucoup d’autres. Et heureusement, j’avais retrouvé les lieux de sépultures de nombreux cousins figurant dans mon arbre des Pissavy : le grand entrepreneur et pionnier de l’aviation enterré à Murat, le poilu mort dans son avion au combat en 1917 originaire de Riom-es-Montagnes ; le vitrail consacré à ce très jeune maquisard tué en 44 et inhumé à Egliseneuve d’Entraigues ; mes cousins méconnus de Virargues, Chalinargues, Montgreleix ; ceux plus proches de Laveissière, Chastel ou Dienne…

Mon cimetière préféré restait d’ailleurs celui de Dienne qui conservait son aspect authentique. C’était un vieux petit cimetière qui était toujours accolé à l’église romane du village, il était garni de peu d’allées gravillonnées, et de beaucoup d’herbe verte et rase, à l’anglaise. Dans ce village perché sur les flancs du Puy Mary, c’était comme si les morts avaient ainsi droit à une estive perpétuelle. Certaines pierres tombales moussues semblaient très anciennes. Je l’aimais ce cimetière pittoresque, car c’était comme ça que se présentaient tous les cimetières d’autrefois, à l’époque où les personnalités de la paroisse étaient même enterrées à l’intérieur de l’église. Il me prenait de rêver que c’était toujours le cas à Dienne. Mes ancêtres et cousins n’ayant pas ici de sang bleu dans les veines – à ce stade de mes recherches en tous cas, une découverte inattendue est si vite arrivée – ils étaient « ensevelis », comme l’écrivaient les curés dans leurs registres, à l’extérieur de la maison de Dieu. Ils étaient en si grand nombre à Dienne, que c’était sans doute le cimetière qui contenait le plus de Pissavy au mètre carré. C’est simple, Dienne c’était presque une nécropole familiale. Entreprendre une recherche généalogique sur les Pissavy et ne pas visiter le cimetière de Dienne, ç’aurait été comme visiter Paris sans monter sur la tour Eiffel.

J’arrivai au but : le carré des nouveaux-nés. Car le seul Pissavy inhumé dans le cimetière d’Aurillac était un très jeune enfant. J’ai peine à m’imaginer chose plus affreuse que de perdre son enfant qui vient de naître. Quand on fait un peu de généalogie, on se rend compte que la mortalité infantile était par le passé dramatiquement dévastatrice, tuant près d’un enfant sur deux pour les couches pauvres de la population. C’était avant que Fleming et Pasteur ne révolutionnent la médecine avec les premiers antibiotique et vaccin. Mais à la fin du XXème siècle, c’était presque inconcevable. Ce carré des nouveaux-nés me rappelait tristement que la mort frappe parfois les bébés, même de nos jours. Je me recueillis un instant devant cet inconnu dont je ne savais que le nom, et la date de décès qui avait suivi de beaucoup trop près celle de la naissance. Je ne saurai probablement jamais autre chose, ni ne parviendrai à le rattacher à une branche de mes arbres généalogiques. Vous me voyez solliciter les gens ? « C’est vous qui avez perdu un bébé en 1987 ? »
Une photo de la tombe avant de repartir. La plante en plastique effeuillée et bleuie était probablement d’origine, de même que la plaque noircie qui avait figuré autrefois un écureuil exagérément souriant, clone flétri de Tic et Tac. La tombe ne semblait plus entretenue depuis longtemps. En pareil cas, j’aimais penser que les généalogistes faisaient oeuvre utile en s’intéressant aux défunts auxquels plus personne ne semblait accorder d’attention.

Je repartis pensif. En me hâtant vers la sortie, je rejoignis un couple de personnes âgées qui se pressaient, chargés de deux squelettes de chrysanthèmes morts au combat de la dernière Toussaint. « Quel vent, hein ! Avec ce temps, y a rien qui tient sur les tombes. Bonne journée ! ».

Photo : Par Pline — Travail personnel, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=27992687

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