Le bûcheron tchétchène

Le 31 mai 2020

La journée commençait à peine et déjà un soleil de plomb du Cantal au mois d’août. Je m’en suis rendu compte en allant acheter le pain. La file d’attente respectueuse de la distanciation et autre charabia sanitaire, s’étendait paresseusement sur une dizaine de mètres de trottoir. J’ai pris ma place, rapidement suivi par une demi-douzaine de nouveaux clients attirés par l’odeur de baguette tradition, gage d’un « pain sain et artisanal pour plus de goût et plus de sens » prétend le baratin publicitaire du meunier cantalou.

La lumière était éblouissante, la chaleur déjà vive, le goudron brûlant, et j’avais du mal à maintenir mes yeux bleus ouverts face à ce soleil éclatant et très Camusien. Je me suis rappelé de Meursault dans l’Etranger. Pas mon livre préféré, bien que souvent le préféré des lycéens, parce qu’au moins il est court. Après plusieurs minutes, quelques gouttes de sueur firent leur apparition sur mon front, et cette lumière toujours aussi aveuglante et implacable. Je commençais à piaffer, d’un pied sur l’autre, cette attente matinale m’a mis mal à l’aise, je me suis dit qu’il ne faudrait pas qu’elle dure trop longtemps au risque que je décide, en souvenir de Meursault et de mes années de lycée, d’assassiner sauvagement le client qui me précède. Comme ça, sans raison, ou à cause du soleil, parce qu’il faut bien qu’il y en ait un qui paie, un « bouquet mystère » comme dit une amie qui préférera sans doute garder l’anonymat. Hélas, en guise d’arme pour poignarder mon devancier, je n’avais en poche que ma clé de voiture. Un meurtre aurait donc été laborieux et douloureux, pour la victime comme pour l’agresseur. Je fixai ma clé, qui ressemblait plutôt à une télécommande de garage, et dont la rotondité me laissa perplexe. A-t-on jamais tué avec une télécommande de garage ? Google semble ignorant du sujet.

Cette humeur matinale meurtrière n’est pas dans mes habitudes. C’est sans doute à cause des courbatures des derniers jours. Depuis vendredi, aidé par mon beau-frère, je m’étais mis en tête de réparer la terrasse. J’avais remarqué pendant le confinement, qu’une poutre au moins était vermoulue, au point que deux lattes avaient commencé à donner des signes d’enfoncement. Notre premier réflexe avait été d’appeler Boule et Bill Paysages, qui l’avait construite il y a neuf ans. Mais on a vite compris que ni Boule ni Bill n’avaient envie d’intervenir. Oh bien sûr, ils ne l’ont pas dit comme ça. Selon leur habitude, ils ont laissé traîner, il avait fallu les relancer à plusieurs reprises. A chaque fois, l’air étonné de la standardiste, et la promesse de rappel illico presto, et l’appel qui ne venait jamais. Le plus scandaleux dans cette histoire n’est finalement pas qu’ils ne veuillent pas intervenir alors que ce genre de problème est évidemment de leur responsabilité. Le plus insultant, c’est que Boule et Bill aient pu penser qu’on soient assez stupides pour croire une seconde à leurs viles manoeuvres hypocrites.

Bref, Jipé était arrivé vendredi avec sa visseuse et son marteau, tel Zorro avec sa cape et son grand chapeau. Et avec Jipé, j’étais sûr de pouvoir bientôt recommencer à sauter sur la terrasse sans danger. Parce que si ça n’avait dépendu que de moi, je n’aurais pas attaqué le travail seul, conscient de mes limites. Alors on a démonté la terrasse, en faisant coulisser latte en bois après latte en bois. Des lattes de neuf ans, grisées, polies sous le climat cantalien, et pour les plus longues presque toujours franchement cintrées. Et si j’ai appris une chose au cours de ce chantier, c’est qu’une latte cintrée ne coulisse pas ! Et faire rentrer dans son logement une latte voilée, c’est un peu comme faire rentrer un pied de sumo dans des Louboutin taille 36.
Une seule solution : le marteau. C’est ainsi qu’on s’est réparti les rôles. Jipé était le visseur, et j’étais le frappeur. Alors, on a frappé des milliers de coups pour enlever les lattes, afin de fixer deux poutres neuves, et refrappé des milliers de fois pour remettre les lattes en place. Péniblement, centimètre après centimètre. Frapper avec un marteau n’est certes pas une activité qui rend intelligent. Je me suis rendu compte qu’en donnant des coups aux quelques 150 lattes, je suis devenu progressivement un autre. Plus brutal, plus violent, le cerveau à chaque nouveau coup comme anesthésié par les vibrations du fer contre le bois. Et vers la fin, je frappais avec une telle rage et une telle sauvagerie qu’on aurait dit un bûcheron tchétchène. C’est à ce moment-là que le manche du marteau s’en fendu en deux. Vraiment. L’outil avait servi plus de vingt ans, mais il n’avait encore jamais eu affaire au pilonneur de Toulousette.

Commentaires

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  1. Christophe

    le 1 juin 2020

    Le meurtre à la petite cuillère existe. Alors celui de la télécommande doit être faisable 😅

  2. lightman

    le 2 juin 2020

    Je vais y repenser… 🙂