La vision du déclin

Le 29 juin 2020

Je suis revenu hier de mon dernier voyage de reconnaissance dans le sud. Trente-deux degrés dans le verger provençal, seize petits degrés ce matin dans le frigo de l’Auvergne. Mais je suis quand même sorti de bonne humeur, en voiture pour une petite course. Saviez-vous que mon auto-radio a un don de chiromancie ? Dès que je pose les mains sur le volant, il devine instantanément la musique que j’ai envie d’écouter en fonction de mon humeur. Epatant, non ? Et plus efficace que les recommandations d’Amazon ou les algorithmes prédictifs de Netflix. Ce matin, ça a commencé avec le Te Deum de Charpentier, une musique qui est toujours un moment de douce euphorie, et que je ne connaissais étant petit que comme prélude majestueux des retransmissions Eurovision de matchs du tournoi des cinq nations. Cet hymne télévisuel agit sur moi plus efficacement que notre hymne national.
Et puis, quand j’ai stoppé au feu rouge de l’hippodrome, la Citroën est passée à Offenbach. Tandis qu’une petite vieille voûtée traversait péniblement sur le passage piéton, retentissaient les premières notes du Can Can. Machinalement, j’ai augmenté le volume pour contrer la soupe rappeuse qui s’échappait du véhicule qui me collait, une Twingo Red Night, vitres fumées et double-pot enfumant. J’ai baissé mes vitres pour laisser vivre la mélodie orchestrale entraînante et universellement reconnaissable. Je regardais toujours la petite vieille, et je songeais à la meneuse de revue qu’elle avait pu être autrefois. C’est alors qu’arrivant au beau milieu de la chaussée, je l’ai vue se tourner vers moi, et commencer à battre la mesure avec sa canne, puis à lever la jambe frénétiquement au rythme des cuivres.

C’est là que j’ai eu la révélation : cette piétonne sans âge était une allégorie de la France. Son passé glorieux, l’époque révolue et lointaine où elle faisait le monde, et puis lentement la décadence et le déclin inexorable. De De Gaulle à Hollande, de Jaurès à Cahuzac. De Charpentier ou Offenbach à Maître Gims. De l’audace d’Eiffel aux rentes autoroutières d’Eiffage. De Hugo à Marc Lévy. Du Bon Marché à Leader Price. De Mermoz aux chinois qui rachètent nos aéroports. Des maréchaux d’Empire au Conseil Scientifique covid-19, ou d’Austerlitz à la débâcle sanitaire.
Oubliez le panache, les ambitions, la grandeur, l’élégance, le dépassement de soi, la France est devenue une petite vieille autocentrée, fragile et craintive, ayant pour seul horizon le respect rigoureux des gestes barrières, et pour seule transcendance sa dose quotidienne de divertissement télévisé.

La musique s’est tue, le feu a verdi, j’ai démarré en contournant la danseuse éreintée, laissant la nostalgie sur le bas-côté.

Commentaires

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  1. michel Delort

    le 29 juin 2020

    encore un fan de Line Renaud …
    plus proche de nous géographiquement: les granges Culturelles de Vic en Carladès recouvertes de bardages en place des ardoises…
    https://www.youtube.com/watch?v=62t3HjhZPMk (qui n’a rien à voir)
    restons optimiste!

  2. lightman

    le 30 juin 2020

    Concernant les granges numériques, j’ai cru au départ que les toits n’étaient pas terminés. Mais il semblerait que si. Auparavant, le toit d’une des granges était en ardoises traditionnelles, le second en tôles hideuses. Maintenant, on a deux toits neufs également vulgaires et laids. La Fontaine aurait apprécié cette fable sur la victoire de la laideur. Dans ces bâtiments bientôt peuplés d’humains, les vaches étaient autrefois mieux loties.